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Retour sur formidable, cette chanson qui a bercé notre jeunesse

Cette saison, nous assistons au grand retour de Stromae. Si l’artiste belge, de son vrai nom Paul Van Haver, nous avait marqués par son style insolite et ses jeux de mot, il s’était offert une pause après son second Album Racine carrée en 2013 et une tournée épuisante de deux ans.

On attendait son troisième album en Février 2022 et ce vendredi 15 octobre, il a dévoilé un titre surprise, Santé. Avec ses chansons à succès comme Papaoutai, Formidable, Tous les mêmes, ainsi que tous les autres titres, on peut parler d’un système Stromae qui a son code et son mode de fonctionnement. Petite plongée dans l’univers d’une de ses chansons qui a bercé l’adolescence de ceux de ma génération pour se « mettre à jour » en attendant son album et pour vous proposer une nouvelle grille de lecture.

Dans Formidable, il est question d’amour, avec toutes les nuances, les sous-entendus et les implicites propres au style Stromae, mais aussi d’alcoolisme, d’impuissance et de rancœur. A la base de cette chanson hip-hop/ rap, il y a une anecdote. Stromae aurait eu l’idée du texte un jour qu’il se promenait avec son amie à Bruxelles. Un SDF qui l’a interpellé lui aurait crié : « Tu te crois beau. » Cette phrase a continué de le hanter et a été intégrée au texte. Le clip vidéo sorti en mai 2013 et titré Formidable (ceci n’est pas une leçon) nous présente un Stromae déglingué, saoul à mort dans les rues de Bruxelles, sortant « d’une soirée agitée ». La vidéo a été tournée en caméra cachée, personne ne soupçonnait que l’artiste ivre, abordant des passants, les criant dessus même, était en plein tournage. Le jeu est beau. On commençait à jaser sur les problèmes d’alcoolisme de l’artiste en le voyant ainsi jusqu’à ce que sorte officiellement le clip vidéo. Surprise ! Ceci témoigne de l’inattendu que Stromae habille soudain ses productions. On l’aura compris, son « formidable »  est ironique et critique.


La chanson se divise en trois couplets. Le premier raconte l’histoire d’un homme qui aborde une inconnue en pleine rue et lui raconte sa soirée d’hier. Il lui fait un peu le bilan de sa relation morte. Il tient d’abord à la rassurer : « je ne veux pas vous draguer, promis juré ». Encore, il est « célibataire ». Depuis hier. Pas de chance ! Et c’est là le déclic, d’où part la folie vivace qui le jette au petit matin sur la chaussée, ivre et abattu. Hier, il a rompu. Ou on l’a lâché. Le mot est là : « Je ne peux pas faire un enfant ». Un homme aborde une inconnue en pleine rue et lui témoigne ses problèmes de stérilité. Quelle audace ! À la fin qu’y avait-il de formidable dans cette soirée d’hier ? Il en ressort célibataire, lâché à cause de sa stérilité. Dépitée, l’inconnue part, comme la femme d’hier, celle formidable, face à qui Stromae se sentait « Fort minable ». « Eh reviens, cinq minutes quoi, je t’ai pas insulté… Vous m’auriez vu hier, j’étais formidable ». L’homme devient revêche, il en a après le monde. Qui est coupable de son état ? Qui veut écouter un homme qui traîne en pleine rue le récit de son impuissance ?

«Tu te crois beau parce que tu t’es marié / mais c’est qu’un anneau mec, t’emballes pas » Deuxième couplet, coup de grâce porté à cet inconnu apostrophé en pleine rue et dont le bonheur évident renvoie Stromae à sa situation de délaissé et de solitaire. Comme le SDF qui lui a inspiré la chanson : « Elle va te larguer ». Mais de quoi il se mêle ? « Comme elles le font chaque fois » C’est dit. C’est maintenant une propriété des femmes que de lâcher les hommes trop amoureux, selon lui en tout cas, et de tout bonheur de s’effilocher avec le temps. Les relations, souvent motivées par des soucis d’enfantement, connaissent leur fin en cas de non-possibilité. Ou la routine les tue. Qui peut faire de plus méchant que ce type qui vient raconter ce souci à un jeune marié tout frais ? « L’autre fille tu lui en as parlé ». C’est clair qu’il cherche toutes les raisons pour casser le bonheur de l’inconnu. Qu’est-ce qui peut mettre fin à un amour ? La stérilité ? L’infidélité ? « Et au p’tit aussi enfin si vous en avez ». Le problème de la conception qui revient. « Attend trois ans et sept ans et là vous verrez… » Trois ans ? Ça rappelle Frédéric Beigbeder : L’amour dure trois ans. Même si Beigbeder, à la fin de son roman, renie tout d’une théorie de l’amour si savamment bien construite (le transfuge !). Stromae n’en démord pas. Même jusqu’à sept ans, rien n’est encore sûr.

Il attaque le symbole de l’innocence au troisième couplet. Un enfant. D’abord le doute sur le sexe, ensuite le coup bas : « si maman est chiante c’est parce qu’elle a peur d’être mamie, si papa trompe maman c’est parce que maman vieillit ». Imaginons l’embarras. « Pourquoi t’es tout rouge ? » Il ose quand même le lui demander. « Qu’est-ce que vous avez tous, à me regarder comme un singe. »  J’aurais fait de même si j’étais dans l’assistance. « Oui vous êtes saints vous ». Je serais resté coi. Mais celui-ci n’a jamais appris que toute vérité n’est pas bonne à dire ? La dernière phrase témoigne d’un désespoir à son comble : « donnez-moi un bébé singe, il sera formidable. » Un bébé singe, ce sera quand même un bébé, mais celui d’un singe. Le formidable qui suit cette phrase accentue l’ironie de la demande.

Comme forme phonique ou sonore, c’est-à-dire comme signifiant, il n’y a qu’un seul formidable \fɔʁ.mi.dabl̥\. Mais dans le discours, à chaque répétition, ce formidable a un nouveau sens ou un nouveau signifié. Il ne suit pas la loi d’idempotence du langage non-poétique. Selon Julia Kristeva, dans Semeiotike : recherches pour une sémanalyse, les articulations sémantiques à l’intérieur d’un texte poétique (dans la mesure où l’on considère le texte de la chanson « formidable  » comme production littéraire) possèdent des propriétés logiques qui sont différentes de celles du discours ordinaire. La répétition d’un même mot qui est simplement de la tautologie dans la langue courante est perçue différemment dans le texte poétique. L’unité n’est plus la même, de sorte qu’on peut soutenir qu’une fois reprise elle est déjà une autre, écrit Julia Kristeva. De même pour le poème Le balcon de Baudelaire où chaque fois que l’expression « Mère des souvenirs » est répétée, c’est pour un effet de sens différent.

Formidable désigne l’être aimé comme idéalisé, parfait, autant qu’il peut l’être dans l’imaginaire de l’amoureux. Il est devenu la valeur absolue, pour citer Nicolas Grimaldi dans Métamorphoses de l’amour. Mais ce « tu étais formidable » est aussi un « nous étions formidables ». Notre amour ne transfigure donc pas la personne aimée, mais nous fait imaginer notre existence transfigurée par elle. En vivant auprès d’elle, il nous semble en effet que nous serions admis en un monde merveilleux où la prose se changerait en poésie, continue Nicolas Grimaldi. Ce « nous » est l’amoureux transfiguré par l’image de la personne aimée. Il passe aussi à un « j’étais fort minable ». En aucun cas, il ne semble lui faire de reproches. Pour lui, sa lumière est inattaquable. Il ne saurait présenter de défaut. Ce qu’on ne sait pas, lorsqu’on aime on est aussi l’agneau qui va se sacrifier pour la pureté de l’autre. Je m’écrase et cette autodestruction est le « J’étais fort minable ». Le personnage du texte tombe dans l’alcoolisme, le désespoir, s’en prend aux autres, envie leur bonheur, dit que l’amour est éphémère, mais il ne peut s’empêcher de s’exclamer  » tu étais formidable « .

Cette chanson est un sentier sur lequel il faut sans cesse revenir. Sans nul doute cette interprétation témoigne de ma compréhension du texte. Peut-être vous ne l’avez jamais entendu ainsi. Mais sachez que ce n’est qu’un petit obus d’une grande charge dont les deux seuls albums de Stromae « Cheese » et « Racine carrée » en sont pleins. Tout comme Santé, cette nouvelle musique de Stromaé comme un verre à la santé des petites gens.

Djevens Fransaint



1- Kristeva, J. 1969. Semeiotike : recherches pour une sémanalyse. Paris : Seuil.

2 – Grimaldi, N. 2011. Métamorphoses de l’amour. Paris : Grasset et Fasquelle.

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