Société

Est-ce que les bouquinistes lisent ?

Pour les férus de livres en général, les bouquinistes constituent une vraie mine d’or. Une mine d’or très abordable dans laquelle on peut piocher des ouvrages de grandes qualités à des prix réduits. On trouve des bouquinistes de tout âge. Ils pullulent le pays, notamment la capitale. Ils envahissent les rues, on peut les croiser partout, aux portes des Facultés, ils sont quasiment omniprésents. Ils présentent une variété de bouquins qui sont souvent en rapport avec le cursus académique des étudiants, ce qui évidemment fait la joie de ceux-là. Mais que sait-on de leur niveau intellectuel ? Qu’apprenent-ils des ouvrages qu’ils vendent ?

Il est Midi. Sous un soleil de plomb, nous longeons la Route des Dalles pour aller à la rencontre de Marxo, un bouquiniste. Arrivés sur place, nous pouvons constater toutes sortes de livres rangés sur un tapis à même le sol. Très accueillant, vêtu d’un jeans noir et d’un t-shirt brun à rayures blanches, il se confie à nous en nous entretenant sur son métier et son parcours scolaire. « Je suis assez nouveau dans le métier de bouquiniste mais, grâce à cela, j’ai pu me construire une petite maison, J’ai pu éduquer mes enfants, et par-dessus tout, je suis devenu mon propre boss », déclare-t-il. « Concernant mon parcours scolaire, j’ai eu la chance, grâce à Dieu, d’aller à l’école, bien que je n’ai pas pu arriver très loin, j’arrive quand-même à me débrouiller » nous fait-il savoir. « Je n’ai besoin d’aucune aide. D’ailleurs, je connais très bien ce métier, je pourrais vous citer les titres ainsi que les noms de différents auteurs », atteste le cinquantenaire. Sur la question Qu’apprend-t-il des livres qu’il adjuge au quotidien, Marxo a tenu à être franc. « Pour être honnête, je ne lis pas, à part bien sûr, les titres et les auteurs ».

Non loin de la place Jean-Jacques Dessalines, à Champs de Mars, Robert écoule ses livres tous les jours depuis 2002. Le natif des Cayes âgé de 39 ans, a dû rentrer à Port Au Prince faute de moyens économiques et quelques autres complications sur lesquelles il n’a pas voulu trop s’étaler. Suite à ses complications il a arrêté l’école et est entré à Port-au-Prince. « J’ai quitté les Cayes et abandonné mes études en rhéto à 20 ans, faute de moyens », se souvient encore le Cayen. « Arrivé à Port au Prince, après quelques temps et quelques péripéties, j’ai pu heureusement démarrer le business, jusqu’à nos jours ». Il poursuit pour nous faire part de sa motivation, ce qui le pousse à sortir de son lit chaque matin. « Vous savez, j’ai deux enfants, ils sont la raison pour laquelle je me lève chaque jour, car je veux le meilleur pour eux, je veux qu’ils fassent de grandes études, tout le contraire de ce que j’ai réalisé et c’est pour cela que je m’acharne chaque jour au travail », confie Robert. « En fait, je ne lis pas, je sais que c’est une bonne chose mais en général, je n’ai pas la tête à ça. Parce que voyez-vous, j’ai d’autres chats à fouetter, j’ai une famille à nourrir donc je ne prends pas du temps pour lire, mais c’est une très bonne chose et j’encourage les gens à le faire », ainsi s’est-il exprimé.

Jean, un autre bouquiniste, a par contre, fréquenté l’Université. Après d’innombrables questions sur la pertinence de son travail et sur ce que ce travail peut lui apporter, le bouquiniste, assis face à la Faculté d’Ethnologie, a finalement décidé de se livrer à nous. Agé de 56 ans, il est dans ce milieu depuis 1994. L’homme, très avisé, a, d’emblée, voulu faire savoir qu’il savait lire et écrire, et aussi parler de son parcours académique ainsi que des raisons qui l’ont poussé à abandonner. « Je tiens à dire d’entrée de jeu, que je sais lire. J’ai été à l’université pour recevoir une formation en sciences comptables, mais à un moment donné j’ai dû délaisser les bancs de la faculté à cause du pays. Tout le monde n’est pas taillé pour apprendre en Haïti », a-t-il déclaré. Le cinquantenaire nous fît savoir qu’il n’était pas qu’un simple bouquiniste, et que dans la mesure où il vend des livres, il apprend un minimum tout en rappelant  qu’il est allé à l’Université. Il a tenu à nous faire savoir qu’il possédait aussi quelques livres chez lui qui n’étaient pas à vendre. « Comme je l’ai dit tantôt, j’ai été à l’Université, je ne suis pas qu’un simple bouquiniste. Non seulement je vends des livres mais je les lis aussi ». « Je possède même une mini bibliothèque chez moi. Bien sûr que je suis dans le milieu pour des raisons économiques, mais ce n’est pas le seul motif », renchérit-il.

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« Mon parcours académique n’est pas aussi extraordinaire qu’on peut le penser », a déclaré Jean Marc, 33 ans, bouquiniste depuis quatre ans. Sans entrer dans les détails, il nous fait comprendre néanmoins qu’il n’est pas bête, bien que n’ayant pas eu un parcours académique digne de ce nom, il dit pouvoir se débrouiller comme il peut dans le milieu. « Je me débrouille assez bien avec les livres, je n’ai pas vraiment de problèmes. Je ne suis peut-être pas un intellectuel mais je ne suis pas bête, et puis, déjà quatre ans dans le métier, il y a des choses qui viennent avec l’expérience, à force de les refaire. « Personnellement, je m’en tiens au minimum : connaitre le nom des ouvrages, leurs prix et le nom de quelques auteurs si possible mais, cela mis à part, je ne suis pas un grand lecteur. Je reconnais cependant l’importance de la lecture et je puis même dire que c’est grâce aux gens qui aiment lire que je gagne mon pain », conclut-il.

Se pè ki mouri san batize

L’objectif n’est pas de dévaloriser nos “héros du livre”, grâce à qui, bien souvent, nous piochons des œuvres magistraux, des ouvrages qui nous font rêver, ceux qui nous marquent le plus, mais plutôt de mettre en lumière un paradoxe. Des bouquinistes qui nous vendent du plaisir, du rêve à des prix réduits et qui pour la plupart n’en profitent pas, soit par désintérêt car les aléas de la vie les bousculent donc ils n’ont pas la tête à ça, soit par manque de bagages “intellectuels” mais comme on a l’habitude de dire chez nous « se pè ki mouri san batize ». Quoi qu’il en soit, il faut saluer le courage de ces bouquinistes, qui font leur travail avec tant de science. Malgré des difficultés d’ordre alphabétique pour certains, ils arrivent à passer outre ce qui pourrait constituer un vrai “handicap” dans ce métier du livre, lequel ils continuent de faire savamment tout en procurant du plaisir aux amants du livre.

Il faut rappeler que le taux d’alphabétisation en Haïti est d’environ 61 % (64,3 % pour les hommes et 57,3 % pour les femmes) et l’accès aux livres demeure quelque peu difficile.

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Djeffree Life Milfort

Étudiant en communication sociale à l'INUKA, Djeffree Life est un passionné de lecture et un défenseur farouche de la langue créole.
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