« Compère Général Soleil » : le récit d’un bonheur insaisissable
Ce n’est pas un hasard si Compère Général Soleil (Gallimard, 1955) est le roman le plus célèbre de l’écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis. Texte d’une rare beauté, récit à la fois sombre, puissant et brillant. Le premier roman du natif de la Cité de l’Indépendance est un univers difficilement descriptible.
Cet univers, comme tout autre digne de ce nom, est peuplé de personnages, dont le principal se nomme Hilarion Hilarius. Cet Haïtien pur et dur, nègre insaisissable, tiraillé entre sa part de ténèbres et sa part de lumière, sa misère, celle de son peuple, ses faims et ses espérances renouvelées, est mis derrière les barreaux suite à un acte de vol dans une de ces luxueuses maisons des beaux quartiers de Port-au-Prince, qui contrastent avec les masures pourries du bidonville d’où il vient.
Emprisonné au Fort-Dimanche où il passera un mois, il fait la rencontre d’un homme, un communiste du nom de Pierre Roumel, qui lui fera cette recommandation : « Aie confiance en toi », ce qui lui sera comme un déclic, car, il retrouvera petit à petit une nouvelle force, une confiance à laquelle même la maladie dont il souffre, une épilepsie, le fameux « mal caduc », ne saura mettre une borne. Mis en tôle pour ses idées « subversives », ce Pierre Roumel apprendra également à Hilarion qu’il a le droit, comme n’importe quel citoyen, au bien-être, à une vie digne.
Mais dans une République qui ne l’est que de nom, ces choses ne sont pas servies sur un plateau d’argent. Sténio Vincent, chef d’État à l’époque, ainsi que ses sbires dirigent le pays d’une main de fer. Les opposants sont mis en prison. Les marines américains font la pluie et le beau temps, le grand commerce est laissé aux étrangers, le peuple végète dans le chômage et la misère, « cette femme folle (…), femelle enragée, femelle maigre, maman de cochons, maman de putains, maman de tous les assassins, sorcière de toutes les déchéances ».
Quand fraîchement sorti de prison, il tombe sur Claire-Heureuse, une jolie négresse avec qui il s’est « placé » vite fait, un 24 juin, le jour de la Saint-Jean, Hilarion ne mènera pas une vie rose pour autant. Certes, ils s’aiment profondément, mais les tracas de l’existence s’acharnent à leur enlever le sourire. Ainsi, d’un seul coup, Hilarion perd son travail dans cet atelier d’ébénisterie, son patron ayant vendu son bastringue, et, comme un malheur ne vient pas seul, sa maison, où sa femme tenait une boutique, un petit commerce pour échanger « un peu de fatras contre de la poussière », est accidentellement incendiée.
Alors, Hilarion décide d’aller tenter sa chance de l’autre côté de la frontière, suivi de sa négresse enceinte, abandonnant ses amis communistes incessamment traqués par les sbires du président Vincent, notamment le docteur Jean-Michel dont il avait fait entre-temps la rencontre et qui lui avait soigné sa maladie d’épilepsie et lui avait permis d’intégrer l’école du soir où il apprit à lire et à écrire, se passionnant pour l’histoire de son pays et l’histoire des idées politiques et sociales. Là-bas, sur le territoire voisin, dans la petite ville de Macoris, il rejoint son cousin Josaphat, qui lui facilite son embauche dans une compagnie sucrière comme coupeur de canne à sucre. « La terre dominicaine semblait accueillante, le travail, s’il était dur, n’était pas difficile, il n’y avait qu’à imiter les autres. Comme dit le proverbe : faire caca comme le chien n’est pas difficile, mais c’est trembler la jambe comme il le fait qui est le plus dur. »
En effet, Hilarion en voit de toutes les couleurs sur cette terre trujilliste. La fatigue du travail sous le soleil ou la pluie, selon les caprices du temps. La naissance d’un enfant prénommé Désiré. Ou le courage d’un certain Paco Torres, activiste communiste tombé sous les balles des partisans du dictateur dominicain Rafael Léonidas Trujillo alors qu’il appelait les companeros de la azúcar (les compagnons du sucre) à la huelga, la grève à l’issue de laquelle les travailleurs finiront par obtenir une augmentation de salaire. Mais la réplique ne tardera pas : Trujillo ordonnera, suite à cette grève à laquelle un bon nombre de travailleurs haïtiens avaient pris part, le massacre de ces derniers. Aidé par quelques Dominicains, Hilarion, flanqué de sa femme et du bébé, prendra donc la poudre d’escampette. Il mourra sur le sol haïtien tout comme le bébé, succombant à leurs blessures lors de la fuite, laissant une Claire-Heureuse seule. Toute seule.
Ce récit sans happy end a su pourtant décrire, dans une langue lumineuse, ensoleillée, les aspirations d’un homme, ses rêves de voir une République où les droits, tous les droits humains sont respectés, l’espoir d’un peuple inlassable, résilient, trop même. Jacques Stephen Alexis y décrit, d’une manière comme lui seul sait le faire, la vie des petites gens, faites de bonheur court, jamais long, ainsi que l’hypocrisie des classes dominantes, dévorées par l’appât du gain, creusant de plus en plus entre elles et les masses populaires le fossé des inégalités.
Oui, au bout de ce récit, on aura compris tout comme l’a pu comprendre Hilarion, « pourquoi les blancs américains sont les maîtres, pourquoi il y a chaque jour de nouvelles eaux dans les yeux, pourquoi les gens ne savent pas lire, pourquoi les hommes quittent la terre natale, pourquoi les maladies ravagent notre peuple, pourquoi les petites filles deviennent des filles… ». Pourquoi le bonheur nous échappe toujours.