Le drame de Roger
On connait tous une version différente du récit du destin perdu dans Port-au-Prince : la fille qui rentrait trop tard chez elle, seule dans la nuit ; le nourrisson dont les bras de la mère n’ont pas su protéger de ce projectile perdu dans la nature ; le jeune homme, venu pour des études, qui se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. À Port-au-Prince, le drame survient à tout moment. Kidnappé, violée ou assassiné, on en ressort soit détruit, soit brisé.
Mardi 13 avril 2021, encore une journée ordinaire qui se termine pour Roger. La routine du natif du Cap-Haïtien en cette période d’examens, consiste à aller à la fac, rentrer à la maison, ressortir pour aller travailler, la nuit durant. Travailler, dans le langage de l’étudiant Haïtien signifie réviser. Il ne saurait en être autrement, puisque même pour les diplômés, travailler veut dire « rien ou presque » ; et pour la majorité d’entre eux, le mot n’existe pas tout simplement. Roger, n’a pas l’habitude d’affronter la nuit. Il n’est point de ces fêtards qui s’aventurent dans la nuit comme bon leur semble. D’ailleurs, quels loisirs existe-t-il dans Port-au-Prince de nos jours ? Qui, même animé par le plus intrépide des esprits, oserait s’aventurer dans Port-au-Prince, de jour comme de nuit, pour des futilités ? En ces temps où le kidnapping hante les rues, la prudence, comme on appelle aujourd’hui, par abus de langage, le fait d’être constamment aux aguets de quelque malheur imminent, est de mise. À Port-au-Prince, les mots s’écartent de leur sens autant que la ville s’approche de la déshumanisation.
À Port-au-Prince, personne n’est à l’abris. Ni à l’abri des bandits, ni à l’abri de ceux qui devraient stopper les bandits. Si les gangsters sont réputés pour leur capacité à semer la terreur sans se faire arrêter, les forces de l’ordre n’en sont pas moins habiles. De plus, ces derniers, eux, ils sont légaux. Ils agissent selon leur gré, sans avoir de compte à rendre à personne. À Port-au-Prince, comme ailleurs, ils multiplient les victimes. Censés protéger et servir, ils en viennent à torturer ; et parfois, la mort s’ensuit. Délibérément ou par manque de professionnalisme… Roger est cet étudiant venu de la province, qui malheureusement s’était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.
Il est 7 heures 45 du soir, la nuit est déjà noire, noire parce que fade. Parce que le président qui avait promis l’électricité, ne faisait que leurrer. Parce que les spectres de la mort qui rayonnent sur Port-au-Prince sont invisibles. Spectres mangeurs d’hommes ; spectres en guenilles ou spectres en uniformes. Roger, qui allait réviser avec des camarades non loin de chez lui, à la croisée de deux rues de la capitale, a été pris de court par un affrontement entre la police et des bandits. Mauvais endroit. Mauvais moment. Roger est atteint. Comme ce bébé, un projectile qui ne lui était pas destiné lui a été quand même servi. Dans le dos. Son poumon gauche est transpercé par la balle, qui est ressortie par sa poitrine. À Port-au-Prince, le drame survient à l’improviste.
L’histoire de Roger pourrait paraître des plus ordinaires. Tous les jours, les gens tombent sous des balles perdues… Tous les jours, les gens meurent d’une mort qui ne leur était pas destinée… On a pas d’heure à Port-au-Prince. Il suffit d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Mais Roger, par chance ou par bravoure n’avait pas succombé à l’impact. Boosté par un élan de vie, Roger est parvenu tant bien que mal à s’écarter du lieu du drame. Il courait, courait. Un trou dans le corps. Et le sillon de sang qui le suivait. Sa vie s’écourtait, mais Roger courait. Avec un trou dans le corps, on ne saurait courir indéfiniment ; comme au marathon. Epuisé, Roger s’étend au coin d’un carrefour. Sous les rayons d’un réverbère, suppliant l’amabilité d’un bon Samaritain. En vain. La solidarité n’existe plus en Haïti, du moins pas envers les inconnus. Roger, n’avait pas baissé les bras. Il ne s’arrêtait pas de héler au secours. Il baignait dans son sang, sous l’indifférence des passants. Pris pour quelque bandit qui essayait de s’enfuir, les gens du quartier avaient résolu d’appeler la police. Roger est étudiant à l’une des plus prestigieuses écoles supérieures du pays. Il n’a eu de cesse de le crier. En vain.
Plus d’une heure s’était écoulée depuis l’ouverture de l’intrigue du drame de Roger. Il est encore par terre, étendu dans son sang. Enfin, arrive la police. « Je suis étudiant à *** ». Mille et une fois, il réitère son leitmotiv. En vain. Si les policiers sont là, c’est pour achever un homme à terre. Un homme à bout de ses forces. Un homme en position de faiblesse. Un homme au seuil de la mort. Pourtant, l’exécution ne se fera pas sous les yeux curieux du public. Les gens sont sommés de rentrer chez eux. Quand même, il faut reconnaître aux policiers une certaine décence.
Roger n’en finissait pas d’agoniser. Livré à lui-même. Livré à la mort. Au gré de ces bandits en uniforme qui se disputaient sa tête. Face à cette scène dont il est maintenant seul spectateur, plus rien ne tient Roger à la vie. Moribond, il vivait les derniers instants du drame. Son propre drame. Ses 21 années se défilent devant lui.
Plus d’une heure qu’on a plus des nouvelles de Roger, ses camarades avec qui il était au téléphone au moment de l’incident, avaient pu, en plus des premières détonations, intercepter ses dernières paroles qui furent : « je suis touché ». Dès lors, des recherches avaient été entamées. On retraçait le parcours de Roger de la rue *** où il habitait au lieu où ils allaient travailler ce soir-là. Plusieurs étudiants étaient partis à sa recherche.
Roger baignait encore dans son sang, égrenant sa vie, égrenant les dernières secondes qui lui restaient à vivre. Les policiers s’étaient enfin décidé de passer à l’acte, les armes pointées vers le jeune homme à l’allure d’enfant, quand soudain survient l’un des camarades de Roger. Animé d’une bravoure qu’on reconnaît aux guerriers spartiates, l’ami de Roger se fraie un chemin parmi les policiers, tout en leur lançant des injures. « Bande de barbares ». « Vous n’allez pas exécuter mon ami, comme vous l’avez fait avec Grégory Saint-Hilaire et tant d’autres ». « Mon ami n’est pas un bandit, il est étudiant à ***, voici ma carte, pour confirmer ». « J’ai des contacts, je vais mettre au jour votre barbarie, mon ami est inoffensif, laissez-moi l’amener aux urgences pour qu’il se fasse soigner ». « Vous allez devoir d’abord me tuer », lançait l’ami, tout en servant de bouclier à Roger. Roger lance un soupir d’espoir. Les policiers, peut-être, épatés par tant de courage, se sont ravisé et ont baissé leurs armes.
L’ami de Roger, devant l’état moribond de son camarade avait demandé de l’aide pour emmener son ami à l’hôpital. Mais les policiers présents avaient d’abord refusé de secourir Roger qu’ils traitaient de tous les noms. Néanmoins, après maintes hésitations, ils ont accepté de les conduire vers un hôpital privé non loin de la zone, avec une nonchalance cynique censée accélérer la mort de l’étudiant. Ils n’ont pas pu l’achever eux-mêmes, mais ils pourraient par contre causer sa perte, sinon par leur indifférence du moins par leur lenteur. Mais Roger a tenu bon. Il s’était promis de vivre 120 ans. Et son ami est venu renouveler cette promesse.
Roger avait pu, par chance, non sans grande difficulté, recevoir les premiers soins. La plupart des hôpitaux étaient fermés ce jour-là. Les médecins faisaient la grève en solidarité avec un pair kidnappé quelques jours plus tôt. Roger a survécu. Mais, sans l’intervention de son ami, il se serait ajouté à la grande liste des victimes de la brutalité des policiers.
C’est une situation assez déconcertante que de voir ceux qui devaient protéger et servir, servent au contraire la violence et la mort à tout venant. Valdimir Fédé ; Gregory Saint-Hilaire ; Peguy Siméon, la liste est loin d’être exhaustive. La brutalité policière est devenue endémique dans le pays. Ceci est d’autant plus grave lorsque dans une société en proie à l’insécurité comme Haïti, les forces de l’ordres sont autant exécrées que les bandits, et agissent pour. Les policiers, ou plutôt certains d’entre eux, n’accordent aucune valeur à la vie des citoyens. S’ils ne sont pas torturés lors des manifestations, ils sont jetés du haut d’un bus, ou encore sommairement exécutés comme aurait pu l’être Roger. Quand les policiers se transforment eux aussi en bandits, ce sont les droits de l’homme qui en font les frais.