Samentha Moïse : « le féminisme doit renouveler les perspectives de l’humanisme »
L’expérience historique tend à montrer que le féminisme, en tant que mouvement sociohistorique d’émancipation de la femme, a traversé des époques et des cultures en changeant à chaque fois d’orientation et de contenu idéologique. Ainsi, affirmer que le féminisme est un humanisme, en quoi cela peut-il être une vue critiquable au regard du féminisme haïtien ? Dans la foulée, la dynamique des mouvements féministes haïtiens donne-t-elle lieu à remettre en cause l’humanisme dont peut revêtir le féminisme en soi ? L’humanisme et le féminisme se révèlent-ils comme deux courants qui s’opposent ou qui se complètent par les valeurs qu’ils prônent l’un et l’autre ?
Pour tenter de répondre à ces interrogations, il est intéressant, dans un premier temps, de questionner les notions d’humanisme et de féminisme dans leurs acceptions. Dans un second temps, il est nécessaire de s’intéresser à la mouvance des luttes féministes haïtiennes dans ce qu’elle permet de construire comme régime de compréhension sur le féminisme.
En abordant le premier point, il revient, par souci d’intelligibilité, de circonscrire les contours définitoires des notions d’humanisme et de féminisme. D’un côté, l’humanisme est généralement défini, en philosophie comme en littérature, comme un courant qui place l’homme et son épanouissement au-dessus de toutes les autres valeurs. Par l’humanisme, l’homme se révèle par conséquent une valeur qui transcende les différences entre les hommes et les femmes. De l’autre côté, le féminisme est vu comme un mouvement sociohistorique de revendication et de défense des droits de la femme. Dans ces deux vues générales respectivement sur l’humanisme et le féminisme, il y a lieu de se demander d’une part si l’homme, dans la perspective humaniste, désigne une catégorie générale englobant à la fois le sujet masculin et le sujet féminin, et d’autre part si la représentation de la femme aboutit dans la perspective féministe à une anthropologie sociale qui campe la femme comme une personne humaine à part entière. La dynamique des luttes féministes haïtiennes peut en ce sens fournir des éléments de réponses à ces questionnements.
En s’intéressant maintenant à la mouvance des luttes féministes haïtiennes, dans leur logique et mécanisme de construction et de déploiement dans l’espace social, il est en effet utile de faire remarquer que les inégalités qui rongent la société haïtienne jusque dans ses os participent de l’idée de légitimation de la domination de l’homme sur la femme. En Haïti, ce n’est que récemment, soit avec la chute des Duvalier père et fils, que les femmes ont acquis le droit de vote, ayant commencé à jouir de leurs droits civils et politiques. Les femmes ont toujours donc été vues comme des êtres inférieurs, incapables de participer dans la gestion de la chose commune, c’est-à-dire d’être partie prenante dans les décisions politiques. Elles ne sont faites, pour la société phallocentrée, qu’à s’occuper des tâches domestiques et sont réduites, dans leur nature, à la nécessité biologique de la perpétuation de l’espèce par la procréation.
Dans cet ordre d’idées, la femme comme catégorie sociale n’est point traitée dans sa dignité de personne humaine à part entière. Mais elle est plutôt considérée comme un être inférieur socialement, et non dans ses différences biologiquement fondées. Elle ne rentre donc pas dans la catégorie générale de l’homme désignée par l’humanisme. Au contraire, elle constitue une catégorie sociale opposée à la catégorie masculine dominante qu’elle entend déclasser. D’où le sens du féminisme comme mouvement revendicatif, mettant en avant les droits de la femme. Par ailleurs, des associations féministes haïtiennes telles Nègès Mawon mènent des luttes légitimes pour la protection des droits de la femme au travers des mouvements de revendications pacifiques. Les filles et femmes haïtiennes qui sont victimes au quotidien de toutes sortes de violences sous l’œil complice de l’État et de ses structures judiciaires masculinement dominantes. Cette structure féministe haïtienne milite donc pour casser ou dévoiler les mécanismes du patriarcat sur lequel est fondée la société haïtienne.
Tout bien considéré, le féminisme, dans ses multiples revendications, ne peut être qu’une volonté manifeste de rompre avec la suprématie masculine pour instaurer une autre, celle féminine. Aussi, si les féministes persistent dans l’idée de prôner l’égalité entre les sexes, c’est qu’encore une fois ils légitiment l’idée que les femmes désignent la catégorie sociale dominée. Au regard du féminisme haïtien, le féminisme ne serait un humanisme que dans le sens où l’humanisme désignerait un mouvement érigeant l’homme comme valeur suprême sans distinction de sexe, en étant dépouillé de la tension notionnelle dont il souffre dans sa constitution linguistique, vu qu’il tend à désigner d’une part l’homme (le sujet masculin dominant) et d’autre part l’homme et la femme prétendument sous la même étiquette ontologique et sociale d’égalité. N’est-ce pas en renouvelant les perspectives de l’humanisme que le féminisme peut donc être un véritable humanisme qui se constitue dans la belle amour humaine dont parle Jacques Stephen Alexis ?