Littérature

« Soleil à coudre » de Jean D’Amérique : quand la poésie nomme la violence

Alors qu’il vient de recevoir il y a quelques jours le Prix RFI Théâtre pour Opéra Poussière, un texte mettant en scène Sanite Bélair, une héroïne méconnue de la guerre de l’indépendance d’Haïti, Jean D’Amérique, 26 ans, est nominé pour le Prix des cinq continents pour son premier roman, Soleil à coudre (Actes Sud, 2021). Nous vous proposons un regard sur une œuvre dont la poésie est fulgurante.

L’histoire est écrite à la première personne. C’est celle de Tête Fêlée, une jeune fille habitant la Cité de Dieu, ou plutôt c’est celle qu’elle raconte, c’est-à-dire sienne mais pas seulement. Bref, une histoire qui n’a rien de singulier, à part la poésie qui la traverse. Car c’est un récit de la violence quotidienne dans un bidonville d’Haïti, c’est le refrain auquel celles et ceux qui habitent cette île meurtrie par tant et tant de blessures (corruption, kidnapping, larges inégalités sociales, catastrophes écologiques, gangstérisation, etc.) sont habitués.

Dans ce quartier insalubre dont on peut rire du nom, la narratrice est plongée dans la spirale de la violence : celui qu’elle appelle Papa (qui n’est pas son vrai père, en fait) est le bras droit d’un chef de gang intraitable, l’Ange du Métal, un homme à qui on ne peut désobéir ; Fleur d’Orange, sa mère,  est une femme qui, en plus d’être la concubine de Papa, offre en échange de quelques gourdes ses services sexuels à d’autres hommes, dont la Divine, le Seigneur des Entrecuisses et le Politicien dont le cul est fabriqué pour toutes les chaises, ses clients les plus fidèles.

Chère lune,

L’encre est pauvre, ma main bête et le papier inconvenable. L’impossible seul connaît ta route, peut-être. J’essaie de tresser l’azur entre mes doigts pour t’écrire. Dur devient l’horizon à chaque tentative.

À l’école, Tête Fêlée n’échappe pas non plus à la violence : d’abord celle d’un professeur d’Histoire (dont elle aura finalement éclaté la cervelle de deux coups, de deux balles) qui ne l’a pas épargnée de sa dépravation sexuelle, mais aussi celle tout autre, acceptée, réclamée même, d’un amour pour Silence, la fille du professeur, une camarade de classe à qui elle tente  d’écrire une lettre qu’elle ne sait jamais finir. Depuis deux ans, « avec du retard dans la gorge ».

Cet amour la domine d’autant plus fort que Silence part avec sa mère à New-York, à la suite de l’assassinat de son père (acte dont elle ignore l’auteur), pour échapper à un pays où la justice n’existe que comme mot.

Alors Tête Fêlée s’accroche à ses souvenirs avec Silence, qui sont trop peu d’ailleurs. « Je me souviens de ce jour qui vit nos corps s’allumer dans les toilettes de l’église tandis qu’une foule attristée adressait un requiem à ton père », c’est une phrase qu’elle se répète. Qu’elle répète au vide. C’est un acte qu’elle veut réitérer.

Mais loin de sa dulcinée, son âme s’attriste. Elle se parle.  Ou plutôt crie. « Je me parle à moi-même et mes mots vont jusqu’à Silence, cette absence qui me taraude, je parle et c’est mon cri, souffle suprême qui me tient debout dans ma rage, comme une musique libératrice. Voilà, je me raconte comme ça, dans le vide. Sans prétention d’offrir des cris aux voix vierges du monde. Sans prétention de fléau d’encre sur page intacte. C’est tellement léger et peut-être totalement insignifiant de parler dans l’absence ».

L’absence est plurielle. Outre le départ de sa bien-aimée aux « États-je-ne-sais-pour-quelle-raison-unis », la jeune fille doit se faire avec le meurtre de sa mère, prise en flagrant délit de baiser avec le Politicien dont le cul est fabriqué pour toutes les chaises, et de ce fait, butée par Papa, qui ne pouvait déplaire à son chef, l’Ange du Métal, pour qui le scandale est impardonnable.

Que reste-t-il à faire quand on perd ses repères ? Partir. Destination New-York. Sans parapluie de retour. Voilà en tout cas ce qu’entreprend Tête Fêlée, contre vents et marées – c’est dans un bois-fouillé qu’elle entreprend le voyage – , mais non à contre cœur ; une petite odyssée narrée avec la beauté du geste poétique, la lumière du soleil dont les brisures appellent constamment la plume-aiguille de l’auteur de Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (Cheyne éditeur,  2017).

Né en 1994 à Côte-de-Fer, Jean D’Amérique est poète, dramaturge, romancier. Il est l’auteur de Petite Fleur du ghetto (poésie, Atelier du Jeudi Soir, 2015), Atelier du silence (poésie, Cheyne éditeur, 2021), Cathédrale des cochons ( éditions Théâtrales, 2020). Avec Soleil à coudre, il suit les traces de son aîné, le poète et romancier Makenzy Orcel, qui a commencé par la poésie comme lui, et à qui il dédie ce premier roman.

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Samuel Mésène

Né en 1997, Samuel Mésène est passionné de littérature(s) et de culture générale. Attiré aussi par les sciences politiques, il a intégré l'INAGHEI en 2016 pour des études en relations internationales qu'il a abandonnées au bout de deux ans. Une vie excitante, voilà ce qu'il essaie de vivre, chaque jour, à chaque mot, à chaque geste.
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