Ici, nous vivons la mort
Ce phénomène des plus ordinaires qu’est la mort, point final de la vie, a toujours hanté la pensée de l’humain. Ouverture sur l’éternité pour les uns, « fin de toute chose » pour les autres. Cependant, aussi impénétrable puisse-t-elle paraitre, la mort a été l’objet de nombreuses réflexions fort abstraites, les unes plus subjectives que les autres.
D’ailleurs, si nous abordons un tel sujet aujourd’hui, ce n’est en aucun cas dans l’idée de faire écho aux considérations de ces penseurs qui lui ont voué une quelconque attention particulière. Notre objectif est tout à fait différent. Il sera plutôt question, pour nous, de brosser le portrait d’une société dont les rapports avec la mort s’amenuisent de jour en jour. Une société qui vivote. Une société moribonde.
Ici en Haïti, jamais auparavant, nous n’avions vécu aussi proche de la mort. Elle ne nous hante plus, elle habite avec nous. Elle ne ronge plus notre esprit, puisque que nous la voyons tous les jours. Nous la prévoyons, la sentons à des kilomètres ; d’ailleurs elle n’est jamais aussi loin. Plus palpable que la mort, tu meurs.
Depuis environ cinq ans, Haïti vit ses jours les plus sombres. Tout porte à croire que l’insécurité, la corruption, la mauvaise gouvernance, la misère, etc. excèdent dorénavant leur paroxysme ; par contre nous, nous n’avions jamais descendu aussi bas. Six pieds sous terre. La mort, par le biais de ses suppôts précités, a fini par avoir raison de nous. Elle fait désormais partie de notre quotidien. Elle nous guette. Impuissant, chacun de nous attend gentiment son tour. A ce rythme, aucun de nous n’en sortira vivant. Bienvenue au cycle de la mort !
Partir, aller « chercher la vie » ailleurs s’impose comme seule échappatoire. S’il faut mourir, mieux vaut avoir vécu d’abord, disent ceux qui optent pour l’exil, car ici, nous ne vivons pas. Nous feignons de vivre. Nous faisons le mort. Nous préférons nous cacher au lieu d’affronter la mort qui nous attend au pas de la porte. Nous faisons le mort, pensant tromper la mort en restant confinés à la maison, attendant, nul ne sait par quel miracle il viendra, un retour à la vie (normale).
Pourtant, insolente, elle arrive même parfois à nous enlever dans notre sommeil, ou plutôt dans notre réveil, la vilaine… elle n’est « ni fille du roi, ni bru du président ». « Suivez mon regard ! »
Jamais auparavant, de si proche, nous n’avions côtoyé la mort. Elément trivial. Pas besoin d’aller chercher loin. Elle est là. Elle attend. A l’église. Au marché. Dans la rue. Au pied du lit. Sur la cour de l’école. La mort, en veux-tu, en voilà !
Nous vivons la mort ! Vil oxymore, diront certains. Pourtant, l’image est on ne peut plus claire. Si ailleurs, la mort attend à l’arrivée, ici, elle nous accompagne au parcours. La mort est un phénomène universel, partout imprévisible certes, mais ici, nous y sommes tellement habitués qu’elle en est devenue une expérience anodine. Nous ne nous en étonnons plus !
D’ailleurs, ici, on meurt des choses les plus banales : par manque de carburant ; parce qu’il n’y avait plus d’oxygène ; parce que le voyou en a décidé ainsi ; parce que la police a laissé faire ; parce que la police en a décidé ainsi ; parce qu’on n’a pas pu payer la rançon qu’avaient exigée les bandits ; parce qu’on a pu ; etc.
Comment sortir du cycle de la mort dans une société où règne l’anarchie ; où l’Etat n’existe même plus ? Comment vaincre la mort quand ce sont les bandits qui imposent leurs lois ? Comment (re)donner du sens à la vie dans une République de zombies ?
Tout compte fait, la vieille Délira, semble-t-il, avait bel et bien raison.1
- cf. Incipit de Gouverneurs de la rosée, J. Roumain, 1944 : « Nous mourrons tous, dit la vieille Délira. »