Société

Inégalités socio-économiques : injustice ou mérite des plus fortunés ?

La richesse ne se crée pas ex nihilo. On ne la fait pas apparaître de nulle part. Elle se crée à partir des ressources déjà disponibles.

C’est une croyance tenace que celle qui consiste à penser que les importantes disparités existant entre les quelques riches et la masse des pauvres d’une société sont dues au dur labeur des premiers, à leur discipline, leur intelligence, leur talent ou même une prétendue compréhension plus aiguë des choses de la richesse.

Cette croyance, très caractéristique des sociétés capitalistes (qui n’en ont pas nécessairement l’exclusivité, cela s’entend), est d’autant plus tenace qu’elle est assez intuitive et s’accorde aisément avec des traits que nous valorisons d’ailleurs à juste titre: le travail, l’intelligence, la discipline… Autant de facteurs qui font qu’elle peut sembler au prime abord pleine de bon sens.

Pourtant, il suffit d’y regarder d’un peu plus près pour réaliser qu’elle ne tient pas et que ce romantisme dont on veut draper les plus nantis tient plus, pour l’individu moyen, du fantasme, et d’une certaine volonté de justifier ses basses ambitions et de maintenir en vie ses espoirs d’appartenir un jour à la classe dominante que d’autre chose.

C’est donc une croyance qui se révèle particulièrement vicieuse puisque non seulement elle sert à donner une justification morale à des inégalités inacceptables, mais, plus grave encore, elle induit chez les lésés une attitude tantôt de résignation, tantôt d’autoflagellation et tantôt de flagellation entre lésés. L’observation est que plus on entretient de rapports de servage forts avec les seigneurs du système ; plus on construit sa vie et conditionne son « succès » autour de cet état des choses, plus on est instruit ; plus on a le sentiment qu’on peut soi-même intégrer le cercle des nouveaux maîtres ; alors plus on a tendance à verser dans cette croyance et à en faire une évangile. Et le vice de la chose est que plus les inégalités se creusent, plus les bénéficiaires paraissent beaux, intelligents et travailleurs quand parallèlement les lésés sont déclarés plus fautifs que jamais.

Mais la réalité est ailleurs. Elle est très simple et repose sur ce fait indépassable: la richesse ne se crée pas ex nihilo. On ne la fait pas apparaître de nulle part. Elle se crée à partir des ressources déjà disponibles. Il faut ici comprendre les ressources dans un sens très large, au-delà des seuls facteurs de production classiques. Et dans cette perspective on réalise clairement à quel point le fossé est énorme.

L’impossible quête des origines

Originellement, on peut considérer selon les philosophies que ces ressources nous sont données par la nature, par l’univers, par Dieu ou qu’elles existent tout simplement. Mais le caractère universel prévaudra toujours. Et ce caractère universel implique alors que toutes les ressources primaires, à savoir les énergies physiques et surtout la terre (terres habitables, terres cultivables, mines, carrières, rivières, fleuves, mers…), et par conséquent toutes richesses et autres ressources découlant d’elles sont la propriété de tous et doivent à cet égard être partagées également entre tous les hommes puis équitablement au regard de certaines considérations.

Il est difficile d’établir si le respect de cette communauté des ressources prévalait au temps zéro de l’histoire humaine ou même si notre genre a jamais connu une telle période. Traquer la première inégalité et ainsi expliquer l’origine de toutes celles ayant suivi supposerait de pouvoir remonter aux origines mêmes de l’humanité ou tout au moins à celles de la vie en communauté. La multiplicité des modes de vie et des groupes d’hommes; la diversité des voies géographiques, évolutives et sociales qu’a empruntées le genre humain sur des mêmes périodes sont autant de facteurs qui rendent particulièrement ardue, voire impossible, la tâche d’établir une telle linéarité. Une telle approche ne pourrait conduire qu’à des conjectures basées aux mieux sur les quelques certitudes scientifiques que nous pouvons avoir sur les origines de notre espèce.

Un exercice de pensée à la rescousse

À ce titre, la fiction imaginée par Rousseau pour établir les origines de l’inégalité en vaut bien une autre. Et si la vérité de l’homme idéal à l’état de nature semble difficile à admettre, les conclusions qu’il en tire sont cohérentes avec les découvertes scientifiques de notre époque. Rousseau distingue deux types d’inégalités:
– Une naturelle relevant de l’inégalité des corps et des esprits, autrement dit génétique.
– Une politique; c’est-à-dire instituée par l’homme et portant sur les richesses, le prestige, le pouvoir des uns sur les autres… ¹

Il se désintéresse du premier type qu’il considère probablement comme une fatalité ayant toujours existé et consacre sa réflexion autour du deuxième type.

Nous aussi, nous écartons le premier type de notre réflexion. Mais pour une tout autre raison: les inégalités naturelles ne peuvent justifier les énormes inégalités socio-économiques existant entre les hommes. Et cela se comprend simplement en constatant que les gens beaux, forts, intelligents et vertueux se retrouvent tout autant du côté des privilégiés que lésés. Si la loi des plus forts (comprendre par là les plus forts physiquement, les plus intelligents, le plus fin stratèges, les plus charismatiques ou même les plus beaux) a certainement permis d’instaurer l’inégalité, c’est par les structures qu’elle se pérennise plutôt que par les qualités des individus. D’autant que l’histoire nous enseigne que seule les qualités du groupe compte réellement. En-dehors du groupe, toutes les qualités de l’individu sont négligeables et il est démuni. Ce n’est qu’au sein de la communauté qu’elles prennent sens. Il est alors permis de considérer que les qualités individuelles doivent équitablement servir le groupe et l’individu.

Ainsi c’est donc à cela qu’il faut s’intéresser: au deuxième type d’inégalités. Et en cela cette considération de Rousseau se révèle très pertinente:Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire :《 « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne! » 》 ²
Et pour généraliser le propos, il faut ajouter que ceux qui les premiers ont privatisé les ressources les plus importantes en quantité ou en utilité et ont ainsi subordonné l’accès à ces ressources à leurs conditions sont ceux qui ont véritablement jeté les bases de l’inégalité que l’humanité vit depuis. Quand cela s’est-il produit? À différents endroits, différentes époques, chez différents groupes qui n’ont jamais été en contact certainement mais peu importe.

Une distribution inégale des ressources

Seul compte le fait que le partage inégal des ressources entraîne immédiatement des rapports entre individus complètement débalancés qui permettent aux privilégiés de les structurer et d’en faire un mécanisme qui s’auto-perpétue. Ainsi, les énergies physiques étant des ressources primaires difficilement privatisables au début, ceux qui s’accaparent inégalement de la terre et savent la garder par la force créent une situation de nécessaire subordination de tous les autres à eux-mêmes. Ils sont alors libres de continuer à s’octroyer l’immense majorité des richesses (citons à titre d’exemple ce mode de partage récurrent: moitié voire les trois quarts des récoltes pour le seul propriétaire et le reste à partager entre tous les autres).

Il est toujours amusant d’entendre dire que le soleil brille pour chacun d’entre nous (encore heureux qu’il soit si difficile d’en imaginer la privatisation). Mais alors en entendant cela il faudrait faire remarquer que si c’est bien vrai que le soleil brille pour tout un chacun, il n’en demeure pas moins que pour l’un il brille sur 16 mètres carrés quand pour l’autre il brille sur des milliers d’hectares. Il s’agit quand même d’une sacrée différence qui se compte en tonnes de maïs, de blé, de farine, de pain, de bois de construction, de papier… mais aussi en centaines de mètres carrés d’espaces de loisir, de culture et de vie.

Parler de loisirs, de culture et de vie amène à justement considérer qu’il est naturel que les inégalités matérielles entraînent derrière elles des inégalités de personnes. Car il va de soi que les progénitures de ces privilégiés matériels deviennent à leur tour non seulement des privilégiés matériels mais aussi des privilégiés d’un autre genre. Ils sont instruits, ils ont le temps et le confort de lire les plus fins philosophes de l’histoire, ils sont exposés à la musique et à l’art, ils voyagent et voient le monde, ils fréquentent de gré ou de force des universités très pointilleuses sur la qualité pédagogique, ils y côtoient certains des plus brillants esprits de leur époque (quelle que soit l’époque). Car en vérité, pour nous rapprocher de notre contexte ici en Haïti, confortablement installé dans une bâtisse cossue d’un riche quartier bâti pour être coupé du reste du pays, il est plus facile d’être créatif et novateur que terré dans un quartier populaire de Port-au-Prince ou en proie au soleil de midi du pays en dehors abreuvant vaches maigres et ânes paresseux.

On peut dès lors saisir l’absurdité de la chose puisqu’il y a manifestement inversement entre la cause et la conséquence. La capacité de mieux que les autres mobiliser ses capacités est présentée comme une cause normale et morale des inégalités alors qu’elle en est au départ une conséquence. Cette conséquence devenant certes une cause à son tour puisqu’elle permet alors de s’approprier encore plus de richesses dans un cercle d’un vice magnifique.

Le biais des cas exceptionnels

Une discours courant, relevant clairement soit du paralogisme soit du sophisme, consiste à récupérer les parcours de certains individus pour les opposer comme un prétendu démenti des réalités structurelles. On entendra parfois dire qu’untel aussi est parti de rien et qu’il a pourtant réussi (selon les barèmes du système du moins). C’est là une façon douteuse d’essayer de mettre d’incroyables concours de circonstances ainsi que parfois des caractéristiques hors du commun de quelques centaines personnes sur le même plan que les contraintes structurelles que subissent des centaines de milliers d’autres.

Créer un sentiment de culpabilité chez les opprimés avec le discours sous-entendu du « C’est de ta faute » paraît aujourd’hui, sinon malhonnête, du moins très inconscient. Rappelons qu’au moment où ce billet est rédigé, c’est la période de la rentrée des classes. Une rentrée pour une énième année d’éducation a mille vitesses. La distribution inégale des ressources se poursuit donc à l’image des enquêtes policières en Haïti : sans cesse.

Ceux que cette approche théorique et idéologique n’auront pas convaincus peuvent consulter le second billet de ce dossier qui entend expliquer de façon plus factuelle et historique en quoi les inégalités socio-économiques relèvent davantage d’un mauvais repartimiento originel que des qualités prétendues supérieures des privilégiés.


Kitz Sanozier
SUM SUMUS

¹ Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau, 1755.
² ibid

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Kitz Arbens Sanozier

Kitz Sanozier aime à se définir comme un homme parmi les Hommes. Enfant, il a eu ses livres comme meilleur ami. Aujourd'hui il lui arrive de prendre la plume, convaincu de la force des mots et de la nécessité de nouveaux discours. Haïti dans le cœur, la révolution dans l'âme.

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