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« Liberté ou la mort » : la prière des morts vivants

[2 novembre 2021 00:00], heure de l’Atlantique. Au moment où cet article est publié, la mort guette avec assiduité chaque vie errant sur la partie Ouest de cette île baignant dans ce bassin tellement vivant des Caraïbes et que nous autres nous plaisons orgueilleusement à appeler  l’île d’Haïti. Il est amusant de se demander si les plus pointilleux de nos voisins dominicains apprécient particulièrement la chose.

Le temps des morts

Mais qu’importe ! C’est le jour des morts ici et peut-être même ici plus qu’ailleurs. Car ici on ne se déguise pas, on s’apprête ; on ne frappe pas aux portes des inconnus en criant joyeusement « des bonbons ou un sort ! », ici la chose est sérieuse. Elle ne tient pas du mythe, elle est réelle. Car quoi de plus réelle que la hausse vertigineuse du prix des piments sur le marché local à l’approche de cette période ? Ici on n’a pas le temps pour les mythes, la misère fait rage, les madan sara1 sont rationnelles : il faut vendre le piment au prix fort ; c’est le temps des guédés, c’est le temps des morts !

En effet, le rapport entre temps des morts et piments ne se dément plus dans cette petite partie du monde. C’est un spectacle saisissant à cette période de l’année que de voir des hommes gargariser le jus dégoulinant des piments rouges comme du bon clairin de Thomazeau ou de voir les femmes vénérables s’en tartiner les parties intimes. On n’a pas le temps pour les mythes, mais peut-être devrait-on prendre le temps de chercher à comprendre le comment de pareilles choses.

Le révolutionnaire, cet homme de prière

Cette année, le contexte est chargé d’une certaine tension, comme un movezè2. La mort nous fait la conversation de plus près, avec moins de naturel, plus de violence3. Elle n’a pas quitté nos rues, pourtant elle s’invite maintenant avec fracas dans nos écoles. Que faire ? La révolution, diront les plus avisés. Mais une révolution ça fait des morts, répondront beaucoup d’autres. Prions, tempèreront les plus sages.

Et peut-être qu’ils auront tous raison. Lapriyè se kle, dit la sagesse populaire et elle a rarement eu autant raison. Cette nuit du 14 au 15 août 1791, la cérémonie du Bois Caïman a été le théâtre d’une des plus grandes prières de notre histoire, au-delà des interrogations sur les véritables confessions religieuses traditionnelles de certains acteurs clés4. Cette nuit là, ils étaient tous d’une même religion; celle de la liberté et de la révolution. Car en vérité qu’est-ce qu’un révolutionnaire si ce n’est un homme de foi ?

Une révolution est-elle possible sans prière ? De tous temps les hommes ont prié et ceci est loin d’être anodin. Et ce qui est encore moins anodin, c’est que de tous temps les hommes ont prié diverses choses ou entités. Il n’est pas opportun de s’étendre davantage ici sur la question. Mais disons simplement qu’une prière est autant à propos de se convaincre que de croire, sinon plus. Et la conviction que la liberté et la mort du libéré intraitable étaient deux issues également acceptables et surtout les deux seules possibles, était nécessaire voire capitale. Cette nuit donc, tous religieux, ils ont récité la prière sacrée et intemporelle: « Libète ou lanmò ! » Et dès ce moment, ils étaient déjà libres ; à cet instant cardinal, la révolution a eu lieu et la guerre n’était plus qu’une formalité.

La dimension mentale et psychologique des combats est connue depuis des centaines d’années maintenant ; celle de la prière aussi. Peut-être n’a-t-on pas assez fait le rapprochement.

La prière comme patronus5

Quelques heures avant la rédaction de ce papier, une discussion un peu tendue à la rédaction de Rektili : faut-il parler de la mort de façon philosophique et abstraite ou faut-il plutôt, dans une approche anthropologique, faire ressortir les rapports que les haïtiens entretiennent avec la mort ? Impossible de trancher. Mais qu’à cela ne tienne : que la philosophie vienne créer l’anthropologie ! Que des réflexions nouvelles viennent modifier ces rapports que nous entretenons avec la mort.

Nous vivons des heures véritablement sombres. Et nous sommes déprimés, entourés d’un voile noirâtre pesant, impalpable, comme submergés de détraqueurs. Ces créatures sorties tout droit de l’imaginaire de J.K Rowling semblent s’échapper de l’univers fictif de la saga littéraire Harry Potter pour se réifier dans nos quartiers, sur nos routes nationales, dans nos institutions, aux portes de nos lieux mystiques, sur nos frontières, dans nos douanes, etc, s’affublant de tous les titres, des appellations les plus viles de bandits comme des plus respectables de médecins ou encore de chef d’État.

Au moment où des millions d’entre nous s’apprêtent à invoquer nos morts, à rappeler à notre souvenir les lanperè Dessalines et les Boukman, il peut être salvateur de nous laisser inspirer par ces hommes et femmes qui ont trouvé le moyen de faire la paix avec leur mort. Nous disions plus tôt que la mort nous fait la conversation de plus près avec plus de vice, peut-être est-il temps de l’apprivoiser et de sortir de notre thanatophobie collective ? Peut-être, est-il temps de prier ?

« Revolisyon ou lanmò6 » : la prière des justes

« Libète ou lanmò! » telle était l’un des mantras de ces révoltés souriant à la mort.

« Libète ou lanmò! », conjuration d’un Dessalines plus vivant que jamais, ayibobo d’hommes et de femmes aspirant à la vie véritable : la vie sans oppression.

« Libète ou lanmò! », alléluia de ces morts qui ne peuvent pas mourir.

« Libète ou lanmò! », prière de nos morts vivants.

[2 novembre 2021 00:00], heure de l’Atlantique. Peut-être cet instant marquera-t-il le début d’un quart de siècle de prière. Peut-être chaque matin, chaque midi et chaque soir, sur chaque kilomètre carré habité, entendrons-nous entonner en choeur ce doux chant que celui de « Revolisyon ou lanmò » dans les gorges d’une nation travaillant à cela. Car la révolution survivra certes de prières, mais elle vivra surtout d’initiatives, d’actions et d’efforts véritables.


1. Expression désignant les marchandes installées dans les places de marché et, par extension, toute une catégorie sociale en Haïti.

2. Mauvais air. Expression très connue de certains milieux mystiques ou croyants haïtiens désignant un courant d’air qui serait non-naturel et susceptible de faire du mal.

3. Référence à l’opposition usuelle entre mort naturelle et mort violente.

4. D’aucuns soutiennent que le maître de cette cérémonie réputée vaudouesque était en réalité musulman.

5. Le patronus, dans l’univers fictif de l’excellente saga littéraire Harry Potter, est cette émanation particulière à chaque individu que l’on peut invoquer en récitant correctement l’incantation. Cette incantation est à l’image d’une prière qui vient rassurer, réconforter, revigorer pour contrer l’effet morbide des détraqueurs mentionnés dans le texte quelques lignes plus bas.

6. La révolution ou la mort.

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Kitz Arbens Sanozier

Kitz Sanozier aime à se définir comme un homme parmi les Hommes. Enfant, il a eu ses livres comme meilleur ami. Aujourd'hui il lui arrive de prendre la plume, convaincu de la force des mots et de la nécessité de nouveaux discours. Haïti dans le cœur, la révolution dans l'âme.
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