Tribune

« La réflexion humaine, au-delà des frontières du spécialisme »

Ce n’est pas le genre d’article auquel on répond d’habitude, le genre d’article qui soulève le débat. D’ailleurs, Me Joseph, en écrivant son texte sur l’ultracrépidarianisme ne s’était certainement pas attendu à ce que quelque profane puisse en avoir quelque chose à redire, puisque son objectif était de leur rabattre le caquet ; ces perroquets qui ne peuvent respecter une minute de silence. Serait-ce également une crise de la parole, quand les experts réclament le monopole des opinions ? Kitz Sanozier, lui, est pour une liberté de celles-ci, une confrontation ouverte des idées. Lisez sa réplique à l’article « L’ultracrépidarianisme : la nouvelle crise », paru le 20 mars 2021.


Quelle n’a pas été ma curiosité en tombant, dans l’espace Tribune de Rektili, sur un titre quelque peu abracadabrant: « L’ultracrépidarianisme: la nouvelle crise ». Vous devinez sans doute ma perplexité. Quelle réalité était donc si complexe qu’on ne pouvait l’exprimer que par un terme aussi grandiloquent mais surtout aussi spécialiste?

Douche froide. Il s’agissait simplement de reprocher aux « non-spécialistes » de se laisser aller à réfléchir sur des sujets réservés au cercle sacro-saint des spécialistes et, plus grave encore, de pousser l’impertinence jusqu’à partager leurs idées de « non-spécialistes ».

Alors je ne suis pas spécialiste bien sûr, mais je pense qu’il est important de faire la part des choses avec toute l’humilité que cela peut exiger. Le mot « ultracrépidarianisme », selon l’article en question auquel je me fie volontiers, trouve son origine dans l’histoire suivante :

Un cordonnier était entré dans l’atelier d’un peintre pour lui remettre une commande. Il en profita pour admirer les œuvres du peintre et lui signala une erreur dans la représentation d’une sandale. Le peintre la corrigea. Mais quand le cordonnier commença à émettre d’autres critiques, le peintre lui répondit ne supra crepidam sutor iudicaret : « un cordonnier ne devrait pas donner son avis au-delà de la chaussure ».

Là où certains voient beaucoup de pertinence, je ne peux m’empêcher de voir une énorme erreur de jugement teintée de surcroît d’une bonne mesure d’orgueil mal placé. Supposer qu’un cordonnier ne puisse avoir un avis valable que sur des sandales, c’est oublier que ce dernier a peut-être l’habitude de voir le soleil se coucher sur les fleurs qui bordent sa modeste maison et qu’il en connaît le reflet et les couleurs. C’est ne pas envisager la possibilité qu’il ait connu un chaman perse qui utilisait une texture qui aurait été du plus bel effet sur telle toile. C’est oublier que la profession d’un Homme est un sous élément de ses possibilités intellectuelles et artistiques et non pas un petit ensemble qui les contiendrait toutes.

Pour en revenir à notre article, disons que dans un contexte de grande émotion due à une tragique débâcle de la police face à des bandits se terrant dans un bidonville de Port-au-Prince, on a vu bien des citoyens haïtiens, qui a minima se sentant concernés, faire des propositions sur la façon de mettre un terme à ce cirque de terreur infernal.

« […] mais ces gens ont ils une expertise en sécurité publique à l’instar de Me Youdeline Cherizard Joseph ? » : telle est l’impérieuse objection qui a été opposée en bloc à toutes ces propositions. Je me demande avec amusement si, à l’instar de certains de ces citoyens, Me Youdeline Cherizard Joseph a une connaissance viscérale des quartiers populaires de ce pays, de leurs principes tacites mais inébranlables, de leur organisation informelle mais réelle et bien particulière. Peut-être bien que tout cela ne lui est pas inconnu en fait. Qui sait?

Mais cela soulève les limites de cette objection qui part du principe que les individus plongés au cœur de la crise, qui la vivent minute après minute, qui composent avec elle depuis des années, ne puissent faire des propositions pertinentes pour en sortir.

Encore, je ne suis pas spécialiste, mais je pense que cela n’est pas digne de l’ouverture intellectuelle que je suppose chez Me Laury-Sandry Joseph.

Par ailleurs, dans une perspective plus générale, il est bon de souligner les réalités suivantes :
-Les spécialités, formelles du moins, sont apparues bien tard dans l’histoire de l’Homme. Déjà avant elles, on construisait, on faisait la guerre, on comptait, on traquait les malfrats, on élaborait des stratégies et j’en passe.
-Bien des fois des spécialistes se sont vus supplantés dans leur domaine par des non-spécialistes. Je ne mentionnerai ici que le cas où un avocat et un médecin de profession à la tête de 82 combattants ont tenu tête à une armée de 10 000 hommes dans les montagnes de la Sierra Maestra et mené l’une des révolutions les plus spectaculaires de l’histoire moderne.
-L’intelligence, la créativité, la capacité d’analyse et de réflexion de l’Homme ne sauraient en aucun cas se voir imposer des frontières de spécialité.

Toutes ces précisions faites, je ne peux que rejoindre Me Joseph dans son plaidoyer contre le traitement exécrable réservé au travail intellectuel dans notre pays. Sans verser dans la comparaison, il est effectivement inacceptable que la production intellectuelle ne soit ni encouragée ni académiquement encadrée par des universités et un État faisant face aux problèmes si urgents qui sont les nôtres.

J’invite donc tout un chacun à ne se ménager aucunement le cerveau, à rester curieux, à réfléchir, à partager ses réflexions, à créer… Je vous encourage à la confrontation des idées. Et je lance ici un cri que je sais être celui de nombre de mes compatriotes: Non à l’enseignement de consommation propre à former des professionnels limités ! Place à l’enseignement de production et de création ! Place à des universités qui ne se contentent plus seulement de consommer le savoir mais qui le produisent. Place à des foyers artistiques! Place à des ateliers d’idées! Place à des sièges de réflexions! Place à des fabriques du savoir!

Kitz Sanozier

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Kitz Arbens Sanozier

Kitz Sanozier aime à se définir comme un homme parmi les Hommes. Enfant, il a eu ses livres comme meilleur ami. Aujourd'hui il lui arrive de prendre la plume, convaincu de la force des mots et de la nécessité de nouveaux discours. Haïti dans le cœur, la révolution dans l'âme.
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