Lamayòt : un texte de Manno Charlemagne pour nous rappeler que toute oppression a une fin
Une fine poésie habite la langue de Manno Charlemagne. Ce nom de Manno évoque un mythe et des signes, une vie et des combats, des idées et des engagements. Il faut imaginer son corps perpendiculaire à la ligne de l’horizon, c’est-à-dire à la verticale, donc toujours debout. Il n’est jamais facile de parler de la vie d’un homme, surtout quand celle-ci frôle la légende. Joseph Emmanuel Charlemagne est né à Carrefour en 1948, et est mort à Miami en 2017. Ce qu’il y a entre ces deux moments – sa mort et sa naissance, laissons cela à l’histoire (la petite et la grande) et cultivant l’ellipse qui n’est ni oubli ni silence, attaquons l’homme, ce « démystificateur de l’occulte et de la terreur », par sa parole.
En 1994, paraît l’album « Lafimen », après Manno et Marco (1978, avec Marco Jeanty), Konviksyon (1984), Fini les colonies ! (1985) et Òganizasyon Mondyal (1988). Manno a déjà connu l’exil et la torture, s’est déjà confronté à la machine politique répressive. Il connaît donc la bête, ses caprices et ses manières, et c’est dans une chanson remarquable qu’il dénonce et critique les figures de la peur et de la répression qu’utilisent les oppresseurs. En produisant sa chanson « Lamayòt » à partir des matériaux du populaire, Manno renoue avec la tradition et avec les mythes du pays, comme sa musique qui valse entre Twoubadou et Rasin. Le titre même, Lamayòt, renvoie au monde du carnaval qui est un thème récurent du discours poétique et littéraire haïtien. Ce topos* national se construit dans la chanson autour des isotopies* du sacré chrétien et populaire dans le but d’établir une poétique de l’engagement où figure du carnaval équivaut à figure politique répressive. Plusieurs voix se dialogisent pour dénoncer une comédie politique et pour démystifier la terreur, l’horreur et l’occulte.
Écrite dans un style simple, sans images extravagantes, la chanson « Lamayòt » est composée de deux couplets, chacun de huit vers, et d’un refrain de neuf ou dix vers avec des reprises. L’isotopie du sacré chrétien et du populaire se construit autour de sèmes* empruntés au lexique du carnaval : madigra, Mèkredi le sann, pyafe, Lamayòt, defile, maske, etc. Le lexème* madigra en créole haïtien peut désigner l’événement même (le carnaval), une personne masquée pour le carnaval ou tout simplement une personne mal habillée. Il prend dans le texte, en plus du sens de personne masquée pour le carnaval, celui de monstre politique, être effrayant et diabolisé. L’auteur le remplace parfois par Lamayòt lors des reprises dans le refrain (Madigra m p ap pè w se moun ou ye / Lamayòt m p ap pè w se moun ou ye) et les deux lexèmes rentrent alors en relations synonymiques. La synonymie n’étant pas une identité de sens, le lexème Lamayòt possède des sèmes en plus de celui de Madigra. Il désigne la boîte qu’on promène lors des périodes carnavalesques qui cachent un objet effrayant, d’où son nom de « diable en boîtes » en français. L’objet voilé est donc un petit diable. Petit diable risible (Madigra) qui se veut effrayant, dans le texte, il est l’acteur d’une comédie qui peine à être prise au sérieux (pou l fè m pè se lè sa m pral pyafe / Madigra m pa pè w se moun ou ye…). Le lot de ce petit diable ridicule est la corruption (nou pase [patri] anba pye / vann peyi pou bèl kay lòt kote…), le faire-valoir ou la démonstration de forces ou la répression (mache nan cha blende, bay tèt li yon grad / fè pè / fè grimas / devan nan defile).
Le Mercredi des Cendres ou Mèkredi lèsann est le jour de la fin du carnaval. Men Mèkredi lèsann gen pou l rive… : aucune mascarade n’est éternelle. Il est un jour où, malgré l’insatiabilité des monstres (pou kanaval nou poko rasazye) et la persistance dans la mauvaise comédie et les jeux des rôles (an Madigra se konsa n evolye), tout prend fin et qu’il faut rendre compte. Manno nous dit que la résilience est éphémère. Autour des isotopies du sacré et du populaire et des figures du carnaval, il établit une poétique de l’engagement qui passe par la dénonciation, un appel à l’éveil des consciences et à la démystification. Au milieu de ces jeux de rôles où visages et masques se confondent et s’échangent, Manno fait appel à la clairvoyance (ki vle lite ak tout lisidite) et à la transparence (M ouvè dra blan pou sa k gen lonète…). Son engagement refuse la déresponsabilisation (pa met anyen sou do soudevlopman…) et passe par un motif courant dans tout discours de patriote, celui de l’ancêtre combattant courageux et intrépide (de syèk de sa nou et moun konsekan…).
Des jeux de rôles, des parades et un diable en dérision. L’ironie est acerbe. Tout cela sent la mauvaise comédie. Manno dit : ils pensent me faire peur avec leurs masques et leurs chars ? Ils ne me connaissent pas. D’où l’exclamation (Potoprens ala kote w tande !). Fanfaronnade (madigra bay tèt li yon grad souple) ! Mais il ne faut pas avoir peur. Dans la boîte, si diable il y en a, c’est un homme mal fagoté. Malgré les chars. Tout ceci rappelle le roman Violence et dérision de l’écrivain égyptien Albert Cossery où les personnages opposent l’ironie à l’oppression. L’occulte dévoilé ou le diable / madigra démystifié n’est qu’un homme. C’est le cri lancé par les enfants aux monstres déguisés du carnaval.
Le texte Lamayòt de Manno Charlemagne fait actualité avec la peur et les monstres qui défilent tout en dehors du carnaval dans notre époque. À presque trois décennies la même comédie politique perdure. La voix de Manno vient de loin, nous dit de regarder entre les fissures des masques (Regardez ! Ce n’est qu’un homme) et d’en rire. Affronter l’horreur en la démystifiant.
Djevens Fransaint, étudiant finissant à la faculté de Linguistique Appliquée
*Topos : cliché, lieu commun.
*Isotopie : Redondance d’éléments de sens dans un texte
*Sème : Unité minimale de sens.
*Lexème : Représentation abstraite d’un mot.