La dépigmentation de la peau : une crise identitaire majeure en Haïti
La dépigmentation en Haïti a connu un essor considérable au cours de ces dernières années, tant et si bien que presque toutes catégories se livrent à la pratique : hommes et femmes, jeunes et adultes. Le phénomène s’est vraiment élargi, dévoilant les dessous d’une crise identitaire majeure.
La dépigmentation cutanée, ou cosmétique, volontaire (DV), ou encore artificielle (DA), est une pratique répandue dans le monde noir y compris en Haïti. Remarquée aussi dans les populations, généralement de teint foncé, vivant en Europe ou aux États-Unis, elle se définit comme étant le processus qui consiste à éclaircir sa peau dans un but esthétique.
Dans les années 50 et 60, le potentiel éclaircissant de l’hydroquinone a été découvert de façon fortuite sur des ouvriers noirs travaillant dans une usine de caoutchouc aux États-Unis. Dès lors, la dépigmentation volontaire commence à se développer dès les années 60 et 70 en Afrique et dans le reste du monde.
En effet, Haïti comme pays entreprenant des rapports, des échanges avec d’autres peuples, subit leur influence et devient également concerné par ce phénomène. Mais, force est de constater que la situation s’est amplifiée. Les principales causes seraient : séquelles de la colonisation européenne qui favorise les métisses au détriment des noirs ; la connectivité initiée par les technologies du numérique facilitant la publicité des produits à base d’hydroquinone et dermocorticoïdes.
Plusieurs éléments justifient l’utilisation des produits éclaircissants. Ces éléments varient en fonction du pays mais les principales causes seraient esthétiques, historiques, anthropo-sociologiques et psychologiques.
Séquelle de la colonisation
Selon Ferdinand Ezembe, psychologue à Paris spécialisé dans la psychologie des communautés africaines : « Cette attitude des noires par rapport à la couleur de leur peau, procède d’un traumatisme post colonial. Le blanc symbolisé par sa carnation, reste inconsciemment un modèle supérieur. Pas étonnant dans ces conditions qu’un teint clair s’inscrive effectivement comme un puissant critère de valeur dans la majeure partie des sociétés africaines. D’ailleurs ce sont les pays aux passés coloniaux les plus brutaux qui affichent le plus une attirance pour les peaux claires […]. Il faut même ajouter à cela, l’influence majeure du christianisme en Afrique. La représentation exclusivement blanche des grandes figures de la bible a forcément affecté les peuples noirs dans leur inconscient. Ce phénomène est si profond qu’il va même plus loin que le simple blanchiment de la peau. On remarque beaucoup de femmes africaines qui se défrisent les cheveux, qui portent des perruques pour avoir des cheveux lisses comme les occidentaux. Les africains ne se sont pas affranchis d’un poids colonial qui pèse tout son poids sur leur propre identité ».
Ainsi, cette pratique se fait dans la continuité du mal de la colonisation où les peuples anciennement colonisés se croient toujours inférieurs aux anciennes métropoles. A cela, il faut ajouter la façon dont se réalise la prétendue évangélisation des noirs : le royaume de Dieu et le chrétien sont représenté par le blanc de la neige alors que le péché et le païen s’associent au diable, souvent identifiés à la couleur noire. De ce fait, beaucoup d’Africains s’orientent vers la beauté occidentale. Le beau est associé au blanc, par conséquent avoir la peau claire est une sorte de norme de beauté idéale. Pour Nathalie Migan, il s’agit là d’une vraie crise identitaire, d’un complexe d’infériorité développé inconsciemment par beaucoup de noirs.
La beauté féminine et la séduction
Beaucoup de femmes sont persuadées qu’elles seraient plus belles et attirantes pour les hommes avec une peau claire. Cela leur garantira plus de revenus et leur permettra d’être modernes. Le teint clair serait donc un atout de séduction et une femme qui pratique la dépigmentation serait plus attirante et donc plus courtisée. Ce phénomène est également constaté chez certains hommes, qui se livrent également à la dépigmentation volontaire.
Il faut en ces sens souligner l’apport de la publicité abusive des produits éclaircissants. Influencés par ces publicités, les gens se trouvent dans l’obligation d’aller les voir et les utiliser. En somme, le phénomène de la dépigmentation est beaucoup plus complexe que nous pourrions le croire. La colonisation, le racisme, le colorisme (dans un contexte local) sont entre autres des faits qui en sont à l’origine. Malheureusement beaucoup de noirs n’arrivent pas encore à découvrir que c’est une continuation de la colonisation. Malgré l’esclavage banni d’Haïti en 1803, les chaînes brisées, il reste encore la décolonisation mentale que nous devons réaliser pour être libres complètement.
Les complications
La dépigmentation artificielle ne serait pas sans effets secondaires sur l’individu. Si nous tenons compte des constituants de ces produits, soit issus de l’industrie pharmaceutique comportant le plus souvent des dermocorticoïdes surtout de classe forte (propionate de clobétasol), de l’hydroquinone à concentration variable (allant de 2 à 8%) ou des keratolytiques (vaseline salicylée pouvant atteindre des concentrations de 50%), soit des préparations artisanales comportant des sels de mercure, des savons à base de soude, des mélanges oxydants (à base d’eau de javel, d’eau oxygénée, de peroxydes ou perchlorates). Bien qu’il soit couteux pour accéder aux substances éclaircissantes, les gens continuent à les utiliser, ils préféreraient de ne pas manger pour en avoir. « C’est une vraie forme d’esclavage, celles qui n’ont pas d’argent se massacrent à l’eau de javel » regrette l’esthéticienne Catherine Tettech. La dyschromie est le désordre pigmentaire le plus fréquent chez les personnes pratiquant la dépigmentation volontaire en raison de l’application non homogène des produits dépigmentant quelle que soit la nature de(s) molécule(s) dépigmentantes. Ces désordres pigmentaires peuvent être hyperchromiques (hyperpigmentation) ou hypochromiques (hypopigmentation). En outre, les complications sont de plusieurs ordres. Les complications dues à l’hydroquinone, aux dérivés mercuriels, aussi des complications systémiques Comme en cas d’acte chirurgical, y compris de césarienne, la cicatrisation peut être retardée. En bref, pour Catherine Tettech c’est tout le corps qui s’empoisonne « bien des maladies découlent de l’utilisation intensive de ces produits : cancers, atteinte du système nerveux central, insuffisance rénale, problème cardiaque, diabète, hypertension ».
Selon le psychologue du développement Olivier Houndé : « L’identité est le caractère permanent et fondamental de quelqu’un : il est différent des autres ». Malheureusement, nous le peuple noir, nous refusons de nous admettre, de nous valoriser comme groupe social ayant sa propre civilisation, ses propres mœurs. L’Occident reste encore notre référence de vie que soit dans la langue que nous aimons utiliser, nos vêtements préférés, nos plats. Malgré toutes les tortures, les abus que nous font subir ces oppresseurs nous ne voulons pas briser relation avec eux.
Albert Memmi, dans Le portrait du colonisé, constate que « les conduites communes des colonisateurs définissent et imposent des situations objectives, qui cernent le colonisé, pèsent sur lui, jusqu’à infléchir sa conduite et imprimer des rides à son visage. En gros, ces situations seront des situations de carences. A l’agression idéologique qui tend à le déshumaniser, puis à le mystifier ». En effet, il est clair que le projet du colonisateur c’est de continuer à nous détruire. Ils ont déjà pris nos biens, exploité nos sous-sols, c’est encore l’esclavage sous une autre forme. En conséquence, la dépigmentation en Haïti se révèle une véritable crise culturelle et identitaire, la perte d’une conscience de soi chez les pratiquants. Ignorant les conséquences de graves maladies que la DA provoque, les pratiquants ne visent que l’éclaircissement de leur peau. C’est une sorte d’amour du colonisateur et une véritable haine de soi aurait affirmé Albert M. Il continue pour montrer le mal inacceptable en disant : « lorsque le colonisé adopte ces valeurs, il adopte en inclusion sa propre condamnation. Pour se libérer, du moins le croit-il, il accepte de se détruire […] Des négresses se désespèrent à se défriser les cheveux, qui refrisent toujours, et se torturent la peau pour la blanchir un peu. Le colonisé en mal d’assimilation cache son passé, ses traditions, toutes ses racines enfin devenues infamantes ».
A cet égard, soyons nous-mêmes le plus complètement que possible, si l’on croit Jean Price Mars, « nous n’avons pas à rougir de l’Afrique parce que ce continent a connu une époque de haute civilisation. Au contraire, soyons fiers d’être nègres. Parce que nous existons en tant que peuple, nous devons avoir une culture propre à nous-mêmes. Développons-la, mettons-la en valeur ». Chers frères et sœurs noirs, vous devez savoir que la couleur de votre épiderme ne traduit pas votre infériorité vis à vis des blancs. Soyez fiers d’être noirs, le beau associé au blanc n’est qu’un mythe inventé pour vous détruire.
Compte tenu de tous les maux que la dépigmentation volontaire provoque chez les noirs, notamment en Haïti, ne convient-t-il pas de réagir en conséquence ? Quelle politique culturelle que l’État haïtien a-t-il mené pour contrecarrer le mal de la dépigmentation ?
L’identité est un processus en continuelle construction. L’auteur Patrick Charaudeau parle ainsi « l’identité n’est pas naturelle, elle est toujours le fait d’une construction ». Le sociologue Pierre Bourdieu évoque ainsi trois sphères de socialisation fondamentales dans la construction de l’identité de l’individu : la famille en premier lieu, puis l’école et enfin les groupes de paires (dans le travail, les relations, les institutions). Ainsi, on pourrait utiliser ces sphères de socialisation pour sensibiliser et informer la population sur la dangerosité des produits dépigmentants. Cependant, cela ne pourra pas être possible sans l’intervention des autorités politiques puisqu’il s’agit d’un phénomène si complexe qu’on pourrait le croire. Les responsables doivent prendre conscience et agir, utiliser la famille, l’école pour véhiculer nos valeurs culturelles et identitaires.
Une vraie prise de conscience par tous les haïtiens serait la marque d’un grand signe de développement. En effet, le moment est venu, après avoir été si longtemps méprisé par le colonisateur, de le mépriser également, en restant nous-mêmes, en restant ce que nous sommes.
Pour éradiquer le fléau
Voici quelques suggestions inspirées de la thèse de doctorat en sciences pharmaceutiques de Nathalie Migan intitulée « Étude des agents dépigmentants et de leur utilisation détournée dans la dépigmentation volontaire » (2013). Il revient à l’État de prendre contrôle du marché, en :
1) Réglementant la vente des faux produits cosmétiques en interdisant l’incorporation des corticoïdes, des dérivés du mercure et de l’hydroquinone dans les produit ;
2) Mettant en place un système de répression et de contrôle (saisies) vis à vis des circuits de fabrication et de distribution.
Autres choses à l’instar du Sénégal, considéré comme le pays précurseur de la révolte contre la dépigmentation artificielle, on pourrait :
1) Organiser des conférences publiques sur les complications de la dépigmentation ;
2) Faire des émissions radio-télévisées, articles et documentaires sur la DV ;
3) Sensibiliser élèves, étudiants sur l’amour de leur origine africaine ;
4) Distribuer des dépliants d’informations et de sensibilisation sur les risques de la pratique de la DV dans les espaces publiques ;
5) Interdire la promotion des produits dépigmentants dans les radios, télévisions.
La dépigmentation volontaire en Haïti bat son plein. Les responsables politiques se taisent sur la question. Pourtant, de graves problèmes en découlent, des complications dermatologiques, systémiques, obstacles à l’épanouissement de notre couleur noire. De ce fait, il s’agit là d’un grand défi à relever ; freiner ce mal inacceptable, aider les noirs à s’accepter, savoir que l’Afrique est le berceau de l’humanité.
En définitive, il faut se méfier du modèle blanc. S’il faut imiter, prenons les bons côtés, leur développement scientifique et technique car, selon Jean Casimir, dans La culture opprimée « Haïti n’étant pas un pays isolé, il demeure clair que nous devons ouvrir notre nation aux courants mondiaux. Mais cette ouverture n’est qu’un leurre si la culture haïtienne et ses porteurs sont dénigrés. Elle est possible et même nécessaire lorsqu’elle se fonde sur l’estime de soi ».