Pour une société productrice de savoir
Lorsque l’on vient à se proposer d’aborder fondamentalement l’Éducation, on est alors rapidement amené à s’interroger sur l’un de ses principaux propos : le savoir ; sa nature, sa transmission. Et s’agissant de sa nature, ce que l’on peut mettre du temps à contaster mais qui apparaît d’une évidence étonnante par la suite, c’est que le savoir est une construction.
En effet il peut être difficile pour celui qui, depuis toujours, n’aura eu qu’à ingurgiter du savoir préparé, révisé et certifié (ce qui est d’ailleurs le cas de la quasi-totalité de la jeunesse intellectuelle d’Haïti considérant le système éducatif depuis au moins 1860) de se figurer un savoir en construction.
Et pourtant dès lors qu’on y regarde d’un peu plus près, on réalise que le savoir à l’œuvre dans la construction d’une voiture contemporaine très sophistiquée n’est pas brusquement apparu de nulle part cette année ou la précédente. En y réfléchissant bien, on se rend compte que ce savoir commence déjà à se construire avec l’invention de la roue, passe par le savoir-faire des constructeurs de charrues, puis de carrosses, puis des premières automobiles à combustion. On réalise que les premiers soubresauts de Volta sur l’électricité, les avancés des forgerons du moyen-âge, les nombres inventés par les chinois, les réflexions mathématiques élémentaires d’Euclide et une quantité d’autres petites évolutions pensées, éprouvées puis confirmées au fil du temps sont mobilisés pour constituer le savoir complexe entourant la construction d’une voiture fiable et confortable pour une utilisation lambda par un individu lamba.
On se rend aussi compte que cette construction ne se fait pas seulement sur une longue ligne temporelle mais aussi dans l’espace, c’est-à-dire par de nombreux individus vivant à la même époque dans une région qui peut être aussi large que le globe ou aussi petite qu’une ville. Toutes ces micro-constructions s’emboîtant ensuite harmonieusement pour former une discipline, un corps de science, un corps de métier ou autres qui, eux-mêmes, ne sont qu’une étape d’une construction continue.
À ce sujet, Joseph Henrich, professeur en biologie évolutive à Harvard, a signé un livre titré « L’intelligence collective. Comment expliquer la réussite de l’humanité ? » dont voici un court extrait : « Nous dépendons d’un large corpus d’informations qu’aucun individu isolé, ni même aucun groupe, n’est assez intelligent pour les concevoir au cours de sa vie. »
Il soutient, pour reprendre des propos de Véronique Radier, que seuls, privés de notre cocon civilisationnel et des savoirs et techniques accumulés au cours des siècles qui guident discrètement chacun de nos faits et gestes, nous serions fort dépourvus. Et que plus le groupe est large et connecté, plus il invente d’outils, de savoir-faire accroissant le potentiel de chacun.
Mais puisqu’il est question du savoir en construction, il est opportun de prolonger la thèse d’Henrich qui insiste davantage sur l’importance du caractère collectif de l’intelligence pour l’humanité. En effet, si ce trait est aussi important pour l’humanité entière, à plus forte raison il l’est pour une communauté qui constitue un groupe bien moins large et dont les rapports avec les autres communautés sont sujets à de nombreuses contraintes sociopolitiques. La notion d’intelligence collective est donc essentielle pour Haïti considérant les défis qui l’attendent au moment où elle doit se repenser aussi entièrement et radicalement.
Cette intelligence collective se veut la résultante de celles des individus qui se manifestent à travers leurs productions et créations intellectuelles et artistiques. Et donc plus on a de membres de la communauté qui se contentent de consommer et d’utiliser les savoirs produits par d’autres qui sont alors de moins en moins nombreux, plus l’intelligence collective s’amenuise et plus la construction des savoirs tend vers une inertie. Le résultat étant évidemment que la communauté entre en récession par rapport à elle-même dans le sens où elle ne peut plus poursuivre son élévation matérielle¹, mentale, intellectuelle, affective et artistique.
Or qui sont les individus qui se contentent d’utiliser les savoirs déjà existant ou ne se préoccupent pas activement de leur création? Sans être nécessairement exhaustifs, nous mentionnerons deux types d’individus :
- Ceux qui en général ne mobilisent que très peu les ressources intellectuelles que ce soit pour leur utilisation ou leur production. Soit que les conditions nécessaires ne sont pas réunies ou autres.
- Ceux que nous appelons les individus mécaniques.
Les premiers ne sont pas notre propos ici car il est largement discuté de leurs conditions ailleurs et qu’il y a en quelque sorte consensus sur le fait que leur situation est problématique et doit être traitée.
Par contre la situation des seconds est normalisée et tellement qu’elle est souvent considérée comme un objectif à atteindre dans des propositions de développement qui sont pourtant, on veut le croire, de bonne foi. Ces individus mécaniques sont pour l’essentiel, dans la société haïtienne actuelle, les professionnels procéduraux. C’est-à-dire des citoyens dont les activités, formelles ou informelles, s’appuient sur des savoirs et des réflexions bien établis et structurés par les autres et qui se contentent de répéter les boucles de procédures prédéfinies. Ils sont savants assurément. Mais il ne sont savants que du savoir des autres.
Il s’agit du professeur qui en 40 ans d’enseignement n’a proposé aucun outil pédagogique ni développé aucune philosophie d’enseignement voire même envisagé une notion fondamentale différemment ; il s’agit du comptable qui, exercice après exercice, répète ses calculs en boucle sans jamais se demander s’il n’y a pas des moyens plus efficaces de faire et qui serait bien en peine de comptabiliser des richesses qu’il ne pourrait pas exprimer en argent ; il s’agit aussi du paysan qui malgré 30 ans d’agriculture est perdu s’il ne peut plus appliquer les techniques que son père lui avaient transmises ; il s’agit enfin du cireur de bottes qui n’a jamais réfléchi sur d’autres matériels de cirage; il s’agit de, il s’agit de…
Ce sont autant de citoyens qui ont été conditionnés pour être des individus mécaniques, des êtres de procédure. Certains à l’école, d’autres ailleurs. C’est là une énorme atteinte au principe de l’individu appelé à vivre. Car c’est un grand mal de piéger l’individu dans la simple application de protocoles alors qu’il est appelé à évoluer dans une réalité au caractère tout à fait aléatoire et dépassant largement les cadres des dits protocoles.
Le savoir, de par sa nature même, ne peut tout simplement pas être appris. Il faut comprendre par là que sa nature lui impose une croissance non pas linéaire mais exponentielle. En effet chaque nouvelle connaissance amène derrière elle plusieurs autres connaissances qui justement ne pouvaient pas encore être établies parce qu’elle leur manquait cette même pierre. Et ces connaissances désormais établies grâce à cette pierre entraîneront derrière elle encore plus de connaissances. On comprend alors le ridicule de vouloir apprendre toujours et toujours plus puisque la quantité de savoir humainement assimilable sera toujours négligeable par rapport à la montagne de savoir entrant en jeu dans la maîtrise de sa réalité par l’individu.
Il faut donc, dans un processus de transmission d’un savoir, insister non pas sur la quantité mais plutôt sur les mécanismes de sa construction. Beaucoup d’entre nous connaissent ce sentiment de frustration quand on doit faire le constat d’avoir oublié une majeure partie de ces leçons auxquelles on a pourtant consacré des nuits voire des années. Que de temps perdu simplement pour passer des examens ! Que de temps qui aurait pu être mieux employé ! La frustration est d’autant plus énorme, qu’au moment où on aurait besoin de telle notion, on ne sait plus la mobiliser. Cette notion qu’on a si bien mémorisée ! De quelle aide précieuse aurait alors été notre capacité de construction ! Mais pour cela il aurait fallu non pas l’avoir apprise mais plutôt avoir une idée de très claire du raisonnement qui a conduit vers elle au fil du temps.
C’est une chose de savoir que la surface d’un carré est donnée par la longueur de son côté élevé au carré. C’en est une autre de visualiser ce carré comme plusieurs petits carrés d’une unité. Et d’ailleurs quel raisonnement se cache derrière la notion même d’unité. Sait-on assez que l’on peut définir sa propre unité ?
On raconte souvent l’anecdote de Newton qui découvre la pesanteur en voyant une pomme tomber. Anecdote historique ou mythe populaire ? Peu importe. Toujours est-il que c’est cette capacité là qu’il faut développer : interroger la réalité, faire appel aux savoirs déjà établis et les pousser plus loin pour la maîtrise de son environnement.
Lorsque l’on vient à se proposer de faire l’Éducation des uns et des autres au sein de la communauté, il est donc important, pour ce qui est du savoir, de le considérer comme ce qu’il est : une construction. Une construction à laquelle, dans l’idéal, tout le monde doit participer. Car, dans son caractère collectif, il en va de l’élévation de la société, de son dynamisme, de son rempart contre sa déliquescence, du bien-être de ses membres et du renforcement du potentiel de chacun. Et car justement, dans son caractère individuel, il en va du devoir de la personne de participer à la création cognitive de sa communauté et de la nécessité pour soi-même d’être serein face au aléas de son environnement.
¹ : Il ne faut pas prendre ici l’expression « élévation matérielle » pour une dynamique de consommer toujours plus mais plutôt pour une saine amélioration des conditions matérielles de vie. Cette amélioration peut tout autant (et même surtout, compte tenu de la situation planétaire cataclysmique engendrée par le capitalisme, son marketing, les corporations démesurées et l’impérialisme mangeur d’hommes et d’environnement de leurs États) supposer une consommation réduite et plus pérenne.
Kitz Sanozier
SUM SUMUS